Pater, dimitte illis (Les sept paroles du Christ en croix) – Franck

César Franck

Né le 10 décembre 1822 à Liège et mort le 8 novembre 1890 à Paris, César Franck est un professeur, organiste et compositeur belge, naturalisé français en 1870. Il est l'une des grandes figures de la vie musicale française de la seconde partie du XIXème siècle. Sa musique incarne un fort renouveau harmonique au service de mélodies souvent très expressives s'épanouissant dans des structures formelles ambitieuses à l'instar de sa symphonie en ré mineur.

Avec le Panis Angelicus, l’oratorio Les Sept paroles du Christ en Croix est sans doute l’œuvre sacrée de César Franck la plus jouée de nos jours. Le succès contemporain de cette œuvre en ferait presque oublier qu’elle ne fut sans doute jamais jouée du vivant de son compositeur. Écrite en 1859, la partition autographe est redécouverte près d’un siècle plus tard, mais sans titre apparent. L’intitulé des Sept paroles est donc apocryphe, mais vraisemblable, Franck ayant pris soin de titrer le premier morceau “Prologue”, puis de mentionner le numéro de chacune des paroles pour les sept morceaux suivants. La création mondiale des Sept Paroles a eu lieu en 1977 en Allemagne, sous la direction d’Armin Landgraf, qui a contribué à la redécouverte de la musique sacrée de Franck.

En 1859, Franck n’est en fait pas encore organiste titulaire de Sainte-Clotilde, mais maître de chapelle. A ce titre, il est chargé de composer plusieurs cantiques pour le chœur de cette paroisse dont il assure également la direction. Les Sept paroles font donc partie d’un ensemble de pièces composées pour les offices de Sainte-Clotilde, très vraisemblablement ceux de la Semaine sainte. Mais pourquoi s’être efforcé à écrire un oratorio, et non une pièce plus simple et plus courte, pour le sujet de la Crucifixion ? Le XIXème siècle est une période d’expansion progressive pour le catholicisme français, après les séquelles de la Révolution ; les sujets de dévotion se multiplient, comme le culte marial qui se répand à la faveur des apparitions de la Vierge. La figure humaine et divine du Christ est également propice à la vénération des fidèles : les adorations eucharistiques et les chemins de croix sont introduits dans les paroisses, de nouveaux édifices sont dédiés au Sacré-Cœur de Jésus, et le “dolorisme” connaît un renouveau dans la piété populaire et dans les arts. Le courant doloriste de cette époque invite les croyants à faire mémoire des souffrances vécues par le Christ lors de sa Passion, dans la perspective de la rédemption de l’Humanité et du rachat de ses péchés.

Franck, chrétien fervent et musicien d’église, ne peut rester étranger à ces influences religieuses. Mais pourquoi ne pas alors proposer une mise en musique du récit de la Passion ?

Rappelons qu’à l’époque, les règles liturgiques du catholicisme français imposent que ce récit puisse seulement être interprété selon le plain-chant (a cappella et sans polyphonie). Ce n’était pas le cas de la liturgie protestante, ce qui permit à Bach de produire ses plus fameux oratorios (La Passion selon Saint Jean, 1723 et La Passion selon Saint Matthieu, 1729) pour l’église luthérienne de Leipzig. Mais en choisissant le texte des Sept paroles, Franck contourne ces règles et “écrit sa Passion”, pour ainsi dire, comme le souligne son biographe Joël-Marie Fauquet. La 6ème parole (“Tout est accompli”) composée par Franck contient d’ailleurs un passage authentifié comme une variation du choral Jesu Leiden, Pein und Tod, employé par Bach dans La Passion selon Saint Jean, lorsque le chœur accompagne la basse chantant cette même parole (“Es ist vollbracht”).

La mise en musique des Sept paroles est encore très rare au XIXème siècle, et plus encore en France. ll faut dire que la structure de ce texte est relativement récente par rapport à d’autres extraits bibliques mis en musique. En effet, si les paroles prononcées par le Christ lors de sa crucifixion sont bien toutes tirées de la Bible, elles ne sont pas contenues dans un seul récit de la Passion, mais issues des quatre évangiles. C’est à partir du VIème siècle que ces paroles ont été rassemblées dans un certain ordre, notamment dans L’Harmonie évangélique traduite par l’évêque Victor de Capoue. Mais il faut attendre le XIIIème siècle pour que les Sept paroles deviennent un texte de dévotion à proprement parler, sous l’influence de saint Bonaventure et de son opuscule La Vigne mystique, daté de 1263. Le fait que ces paroles, une fois rassemblées, soient au nombre de sept a également une portée spirituelle : en effet, abondamment repris dans la Bible, le chiffre sept symbolise dans la tradition judéo-chrétienne la complétude, le parachèvement et la perfection. La méditation de ce texte permet aussi au croyant d’affermir sa foi autour de ces sept paroles christiques en opposition aux sept péchés capitaux.

Les Sieben Worte Jesu Christi am Kreuz, de Schütz, écrites en 1646, constituent sans doute la première mise en musique des Sept paroles. En 1787, Haydn propose également une autre version en allemand, sans doute la plus célèbre de nos jours, sous le titre Les Sept dernières paroles de Notre Sauveur sur la Croix. En France, Charles Gounod est le premier à en effectuer une mise en musique (Les Sept Paroles de Notre Seigneur Jésus-Christ sur la Croix, 1855), en retenant la version latine du texte. Franck reprend le texte en latin de ces sept paroles, tout en ajoutant d’autres versets issus de l’Ancien et du Nouveau testament ainsi que de la prière Stabat Mater.

La composition des Sept paroles s’inscrit dans une période animée par une vive controverse concernant la manière d’exprimer le sentiment religieux en musique. Le XIXème siècle est marqué par les innovations instrumentales, les nouvelles techniques de composition, l’essor de l’opéra et le développement de l’orchestration. Des compositeurs comme Berlioz peuvent alors employer une multitude d’effets pour donner les accents dramatiques nécessaires au sujet de leur œuvre.

Franck, Gounod et Saint-Saëns sont aussi gagnés par ces influences, y compris dans leur musique sacrée, malgré les réticences de plusieurs critiques musicaux et membres du clergé. Ce dernier, redoutant que les offices ne se transforment en spectacle, marque sa préférence pour une musique épurée et neutre, dans le but de préserver la solennité de la liturgie. C’est ainsi que l’orchestration doit se limiter à quelques instruments – l’orgue bien sûr, mais aussi les instruments associés aux anges comme la harpe et les trompettes. De même, le tempo doit être mesuré. Pour seule source d’inspiration, les musiciens d’église sont invités à retourner aux canons de la Renaissance, et plus spécifiquement à la musique de Palestrina, jugée la plus à même de favoriser le recueillement. Cette musique se caractérise en effet par la reprise de lignes mélodiques grégoriennes, par l’alliance du plain-chant avec la polyphonie, et par une relative sobriété dans le rythme et dans la variation des nuances.

A première vue, les Sept paroles semblent bien respecter les exigences d’une écriture simple, mêlée des influences néo-palestriniennes. Le tempo est globalement lent, l’écriture homorythmique quasi-omniprésente favorise la compréhension du texte, et le style relativement impersonnel de la partition fait même s’interroger le biographe de Franck : s’il “n’avait pas signé son manuscrit, pourrait-on assurer que cet oratorio est de lui ?” [Joël-Marie Fauquet].

Cependant, Franck s’affranchit de ces règles de composition dans une bonne partie de son manuscrit, comme le fait aussi Saint-Saëns quelques années plus tard dans son Requiem. Il laisse en effet dans ses Sept paroles plusieurs marqueurs de personnalisation dans la mise en musique du sentiment religieux : une instrumentation inhabituellement soignée, un travail complexe dans la répartition des textes chantés par les différents solistes et le chœur, l’insertion de passages forte et rapides et l’emploi de modes expressifs... autant d’effets qui font prendre à cette pièce une tournure dramatique, et qui la distinguent parmi ses autres pièces sacrées.

Le début de la première Parole (“Père, pardonne-leur”) est ainsi chanté piano et a cappella par un chœur qui porte la voix d’un Christ agonisant et implorant le pardon pour ses persécuteurs. L’ambiance de recueillement ainsi instaurée est soudainement interrompue par un enchaînement répété et vif du verset “Cum sceleratis reputates est”, chanté fortissimo, avec tout l’orchestre en accompagnement. Ceci sans doute pour figurer le sentiment d’injustice et de révolte que peut provoquer la contemplation de Jésus en croix, mis à mort comme un malfaiteur. L’autre mouvement rapide de l’œuvre se trouve au milieu de la cinquième Parole, où le chœur incarne les soldats romains insensibles aux souffrances du Christ, lui criant dans un unisson presque constant, “Si tu es le Roi des juifs, sauve-toi toi-même”.

On pourrait croire que le choix d’avoir confié les paroles du Christ tour à tour à différents interprètes est une façon d’esquiver la théâtralisation (celle-ci est notable dans les Passions de Bach, où le soliste basse incarne le Christ du début jusqu’à la fin de l’oratorio). Et pourtant… on peut paradoxalement y voir un nouvel effet dramatique, avec ce jeu de contraste entre les paroles chantées par la basse et celles énoncées par le ténor. Dans la cinquième parole (« J’ai soif ! »), la basse incarne ainsi un Christ souffrant, qui exprime son désarroi par un cri long et sonore (« Sitio ! »), dans un mode mineur, précédé d’un solo de violoncelle aux accents tragiques et éplorés ; et à l’inverse, Franck confie au ténor la toute dernière parole, « Père, en tes mains je remets mon esprit », sur un mode majeur et dans un registre aigu allant jusqu’au contre-ut, peignant ainsi une ambiance apaisée, lumineuse et pleine d’espérance. Le chœur reprend cette parole pour terminer dans un piano morendo, figurant tout à la fois le passage de la mort… et l’entrée au Ciel.

Tous ces éléments de composition permettent, après avoir rappelé les souffrances de la Passion, d’ouvrir une fenêtre sur l’Espérance chrétienne dans la Résurrection et dans la rédemption de l’Humanité.

Un autre paradoxe doit être souligné : prévue pour la liturgie, cette pièce n’a sans doute jamais été jouée dans cette visée, alors qu’elle l’est régulièrement à l’occasion de concerts. Cela tend à démontrer que Les Sept paroles tiennent une place toute particulière dans la musique sacrée de Franck, si ce n’est dans toute son œuvre.

Ce succès contemporain amène à se demander pourquoi Les Sept paroles ne furent jamais exécutées lors du vivant de Franck... On pourrait avancer un début d’explication en considérant la particularité de cette œuvre difficilement classable, dont la composition est marquée par une double influence. Peut-être était-elle à la fois trop sophistiquée et considérée comme trop théâtrale pour être jouée lors des offices, et en même temps, trop imprégnées du style religieux de l’époque pour être jouée ailleurs que dans une église ?

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